samedi 15 janvier 2011

La Crise : Essai de réinformation

Vous n’avez pas lu grand-chose sur la crise ? Les bouquins d’économie politique vous donnent de l’urticaire ? Ou alors vous avez préféré ne pas savoir… De peur d’avoir des envies de meurtre de banquiers ? De peur de perdre le peu de confiance qu’il vous reste dans nos élites dirigeantes ? Après l’hippodrome de Chantilly, l’amendement Copé-Jacob, la super-niche Copé effectivement…Ou alors, vous vous êtes contentés de lire le dernier bouquin d’Attali présenté chez Denisot et vous avez accepté tant bien que mal : "il faut bien qu’on paye maintenant ; nous n’avons plus les moyens!".

Tout cela peut se comprendre, sauf peut-être d’acheter le dernier bouquin d’Attali. En guise de rattrapage, dans la continuité de notre "abécédaire de la crise", ce billet va tenter de présenter différents travaux d’explication et/ou d’analyse de celle-ci. Il ne s’agit pas de réaliser une revue de littérature complète, mais modestement de présenter différentes lectures qui apportent un regard, divergent de celui des médias classiques, sur les évènements.

Nous nous intéresserons donc à 3 points de vues d’horizons divers ; journalistes ou universitaires, libéraux ou altermondialistes, européens ou américains. Points de vues différents donc mais ces 3 auteurs s’accordent sur un minimum : l’économie financière marche sur la tête et nos dirigeants politiques ne font pas grand-chose pour la remettre sur ses pieds.

Lettre ouverte aux bandits de la finance n’est pas, dès le titre, un travail scientifique empreint de nuance et de pondération. Jean Montaldo réalise toutefois dès juin 2009 un travail explicatif et journalistique pointilleux, dont le premier mérite est de recadrer les responsabilités individuelles des dirigeants de banques privées et centrales. Là où les médias traditionnels se sont contentés d’expliquer la crise par un mécanisme de causes à effets : surendettement – créances non remboursées – chutes des titres, Montaldo frappe très fort pour dénoncer les décisions scandaleuses de certains dirigeants, le mépris complet des signaux d’alarme ou pire encore la recherche ultime d’enrichissement personnel au bord du gouffre en septembre 2008.

Dans le désordre :
- le roi des subprimes, Angelo Mozilo, engrange en 3 ans 900 millions de dollars de revenus personnels au sein de sa banque où ses conseillers clientèles sont des as de la falsification de déclaration de revenus des emprunteurs. Montaldo évoque à l’époque sa foi dans la justice américaine pour faire croupir ce « bandit » en prison. Mauvaise croyance. Le procès de Mozilo prévu en octobre 2010 n’aura pas lieu ; un accord a été trouvé autour d’un arrangement à 87,5 millions de dollars.

- Les directeurs de Fannie Mae et Freddie Mac, Daniel Mudd et Richard Syron, licencient en 2006 et 2007 leur directeur de la gestion des risques. Dans chaque banque, celui-ci les avertit que les prêts que leur établissement para-public rachète à Mozilo et consorts ne sont basés sur aucune étude des revenus sérieuse des emprunteurs et expose l’entreprise à la faillite. Licenciés pour avoir tiré sur le signal d’alarme et pour permettre à leurs patrons de continuer à engranger quelques millions de dollars. Environ 70 millions par an, chacun, (sic) avant la nationalisation de leurs deux banques et une indemnité de licenciement (si, si) de 9,43 millions de dollars lors de la nationalisation.

- Le directeur de Lehman Brothers, Richard Fuld, engrange 500 millions de revenus de 2000 à 2007 pour plonger sa banque vers la faillite. Sentant la mise en faillite du groupe imminente, le conseil d’administration vote un bonus de 20 millions de dollars à ses 3 principaux dirigeants.

- Sans aucune morale non plus, le conseil d’administration de la banque Merryl Linch, sachant le rachat imminent de l’établissement par Bank Of America, vote une prime de 121 millions de dollars à ses 4 plus hauts gradés et 3,6 milliards de bonus à ses 800 cadres. Les pertes de la banque s’élevaient alors à 52 milliards de dollars.

- Richard Bierbaum, trader chez Bear Sterns, banque en faillite aux comptes honteusement tronqués, retrouve une place au Crédit Agricole. Joli recrutement. Six mois plus tard, il fait perdre 250 millions de dollars au CA.

Nous passerons sur les excellents chapitres relatifs aux financements pourris des collectivités territoriales françaises, au rapport alarmiste du FBI sorti dès 2004 ou à la gestion de crise des directeurs des banques françaises. Ce livre rend compte d’investigations poussées et illustrées sur le déroulement de la crise et amène son auteur, libéral convaincu, partisan du candidat Sarkozy en 2007, à s’insurger du fonctionnement du système bancaire et à stigmatiser à juste titre les responsabilités de ses dirigeants. Pointer l’absence totale de morale de certains banquiers apparaît toutefois un peu juste au regard des responsabilités des politiques dans la crise et de l’examen plus poussé d’un ordre économique, lui-même immoral.

C’est dans cette direction que creuse par contre Joseph Stiglitz dans son livre, Le Triomphe de la Cupidité sorti en février 2010. Economiste keynésian, prix Nobel en 2001, l’auteur analyse la crise au regard des politiques économiques mises en place depuis 30 ans. La pensée Stiglitz met en cause de manière systématique le « Consensus de Washington » et ses aberrations dans les politiques de développement (notamment Un autre monde, 2006) ; mais il s’agit ici de montrer que la déréglementation des marchés et des taux d’intérêt, la libéralisation des mouvements de capitaux, le désengagement de l’Etat, principes au cœur du Consensus de Washington, se sont retournés contre l’économie américaine elle-même. Et le pire reste alors à venir, les responsables politiques des administrations Bush comme Obama, ont construit sur ces idées leurs politiques de sortie de crise. Par déni de réalité (i.e. « ces principes ont largement échoué mais continuons de les suivre »), ou par complaisance de classe (i.e. « les politiques néolibérales font bien l’affaire des classes sup-supérieures alors continuons, pour nous, pour nos futurs employeurs, pour les copains »), le consensus devient dogme.

Ainsi résumée la pensée Stiglitz, nous allons nous pencher plus précisément sur une notion au cœur de l’idéologie dominante et du combat de Stiglitz, la Théorie du Ruissellement et son impact dans la crise. La théorie du ruissellement affirme que la croissance doit être encouragée mais que la répartition des richesses ne nécessite pas de régulation ; les richesses créées, si elles sont accaparées par une classe dominante finissent par ruisseler vers les classes populaires par la consommation, l’emploi, l’investissement. Donc pas l’impôt.

Conformément à cette théorie, la politique fiscale des Etats-Unis était… « innovante ». La déduction d’impôts des intérêts d’emprunts, que nous connaissons aussi en France, était progressive. Plus vous empruntez et payez d’intérêts, plus vous déduisez de vos impôts un pourcentage important de ces intérêts. Pourquoi emprunter 300 000 dollars pour votre maison avec un avantage fiscal de 15% alors qu’en empruntant un million, votre avantage fiscal est de 50% ? Cette politique favorise considérablement le secteur non-délocalisable de la construction en incitant les ménages aisés ou moyennement aisés à investir mais fait grimper les prix à une période où les salaires plafonnent. Le salaire médian américain perd 3% en revenus réels entre 1999 et 2005 quand les prix immobiliers grimpent de 42% sur la même période. Quel est le bénéfice pour l’économie d’1 dollar investi ainsi par l’Etat américain ? A qui va rapporter ce déficit fiscal ?

Si ce type de politique assorti à la dérèglementation des marchés financiers a entretenu la bulle et engendré la crise, nous pouvons voir dans la gestion de celle-ci l’impact négatif de la théorie du ruissellement.

Le plan de sauvegarde des banques américaines ou TARP consistait à acheter des actions des banques ou entreprises défaillantes ou des produits bancaires toxiques à hauteur de 700 milliards de dollars. L’auteur remarque que les dollars ainsi investis pour relancer l’économie n’ont fait l’objet d’aucune garantie sur leur ruissellement vers le bas, de Wall Street vers Main Street. Aucune garantie sur la relance du marché du crédit aux entreprises, fondamental pourtant pour le maintien des emplois (8 millions supprimés en 2 ans) ; aucune garantie sur l’arrêt des saisies des maisons des particuliers ou la restructuration de leurs prêts moisis. Quelle est là encore l’efficacité de ce dollar investi ? Sur les 700 milliards investis, Wall Street a négocié l’achat de ses produits toxiques par l’Etat à environ 2 fois leur prix de valeur réelle estimée; pour un dollar investi, l’Etat recevant en moyenne 50 cents en actions. Le risque encouru par le contribuable américain était de 356 milliards ; la dernière estimation du coût global après les reventes des titres par l’Etat est de 30 milliards de pertes.

Moindre perte, mais investir massivement de l’argent dans les conditions définies par le TARP reste d’une bien faible efficacité du point de vue de Stiglitz. A l’inverse protéger l’emploi d’un salarié modeste qui, lui, réinjecte l’intégralité de son salaire dans l’économie, orienter l’aide de l’Etat vers les banques communautaires ou petites banques commerciales directement en lien avec les entreprises, conditionner l’aide à des pratiques de crédit plus morales (fin des prêts ballons, des amortissements négatifs) autant de solutions non envisagées par les administrations Bush et Obama pour des raisons idéologiques, sans parler de grande réforme des marchés financiers. Stiglitz développe des solutions de politiques économiques de régulation et plaide pour l’abandon des politiques néo-classiques comme la théorie du ruissellement.

Un autre argument fort développé par l’auteur reste la proximité des milieux financiers et politiques. Comment comprendre autrement les conditions de rachat d’actions du TARP ? Commet comprendre que le sauvetage d’AIG par l’Etat a d’abord bénéficié à Goldman Sachs pour 13 milliards de dollars ? Que le service de la SEC, gendarme de Wall Street, chargé de la surveillance du marché des CDS au coeur de la crise est vu son effectif chuter à 1 employé ? Qu’Henri Paulson, secrétaire du trésor américain, ancien directeur de Goldman Sachs, obtient du Congrès un chèque de 700 milliards sans contre-partie assurant qu’il ne favorisera pas le milieu dont il est issu ? Stiglitz donne des exemples de cette perméabilité financière et politique et de la force du lobbying bancaire.

Le Triomphe de la Cupidité présente donc des solutions plausibles de régulation de l’économie mais ne remet pas en cause le rapport de force entre le travail et le profit. Sur ce terrain, peu d’économistes s’aventurent de peur d’être taxé de populisme ou ranger dans la catégorie des vieilleries communistes. Frédéric Lordon s’y risque pourtant avec une connaissance pointue de ces dossiers économiques et constitue ainsi une des cautions scientifiques majeures des altermondialistes en France. Directeur de recherche au CNRS, membre actif du collectif des économistes atterrés, Lordon, après avoir montré les désastres causés par la délégation à des intérêts privés de services financiers fondamentaux pour l’économie du pays, présente dans son livre La Crise de Trop (2009) des propositions de reprise en main par l’Etat : contrôle public strict du marché du crédit, service public des encours de crédit, sécurisation des dépôts des clients.

Mais outre cet aspect fondamental, La Crise de Trop renferme deux points forts qui ont retenu l’attention.

Premièrement, Lordon réalise une analyse critique de la pensée dominante nous ayant martyrisé l’esprit à force de « modernisation », de « concurrence loyale et non faussée » et relève les contradictions de nos économistes de plateau-télé. Les énormités de Jean-Marc Sylvestre, Nicolas Baverez, Jacques Marseille, ou Elie Cohen. Un chapitre jouissif mais reprenons rapidement quelques détails sur ce dernier : il plaide dans le Programme Commun de la France en 2006 pour des réformes de l’Etat-Providence musclées à l’image de la Grande-Bretagne ou du Canada, condamne en 2007 le discours d’ultra-gauche ne voulant pas voir la réalité des bienfaits d’une mondialisation en marche (Tribune Socialiste, 2007) pour finir en apothéose par une vision superbe de réalisme fin 2007 : « Dans quelques semaines, le marché se reformera et les affaires reprendront comme auparavant. ». Mais le meilleur de tout reste l’analyse du rapport Attali paru en juin 2008. A mourir de rire Jacques, qui provoque chez Lordon « l’affection touchante des convertis de la dernière heure». Quelques propositions pour le développement de l’industrie financière parisienne, très bien mais sous quelle forme ? Décision 103 : laisser place aux patrons de grandes banques dans les autorités de régulation financière. En plus d’un Paulson français, le rapport préconise « une fiscalité moindre pour attirer les champions de la finance ». Et surtout, décision 305 : « de réorienter massivement l’épargne des français et le régime d’assurance-vie vers des plans épargne en actions », « la montée en puissance de l’épargne retraite individuelle ». Visionnaire alors que les bourses dégringolent déjà, certes encore doucement, depuis 1 an et que l’Islande ayant suivi ces principes s’en mord déjà les doigts. Ce rappel des conneries assénées par nos experts est tordant mais ce qu’il l’est moins, est de voir qu’aucune remise en cause n’a touché les médias traditionnels qui continuent d’inviter ces mêmes experts qui se sont trompés dans les grandes largeurs.

Deuxième axe fort de La Crise de Trop, l’analyse d’un nécessaire arbitrage politique entre rémunération du travail et des profits. Des années 80 à aujourd’hui, la part des salaires dans le PIB a baissé de 10% au profit de la rémunération du capital. Lordon concède qu’un rééquilibrage correct serait de l’ordre de 6-7%, soit pour un PIB français de 2000 Milliards, 140 milliards d’euros quand même. L’ordre économique actuel se caractérise par sa composante concurrentielle forcément faussée ; la mise en concurrence des travailleurs des pays européens ou mondiaux n’a rien d’équilibrée, et par sa composante actionnariale, la législation aujourd’hui est très peu contraignante contre l’accaparement des richesses créées par les détenteurs de la propriété au détriment des créateurs de la richesse, les salariés. Alors là, il serait facile à un de nos experts de caricaturer Lordon comme un dangereux gauchiste, nostalgique des grandes années soviétiques puisqu’il remet en cause le droit à la propriété. Dangereuse caricature là où l’auteur tente de remettre du politique dans l’entreprise et la société, politique au sens noble d’arbitrage entre acteurs d’un groupe (nation, société, entreprise…) par les acteurs eux-mêmes. Grande remise en question, altermondialiste donc, que nous propose le livre de Frédéric Lordon face à ce « capitalisme de basse pression salariale ».

Le reportage ci-dessous lui donne sûrement raison dans sa volonté de déterminer, autrement que par la propriété, la répartition des richesses entre actionnaires et salariés. Il s’agit de « débats» durant l’assemblée générale des magasins Casino entre gérants en grande difficulté (temps de travail, santé, rémunération) et actionnaires heureux des dividendes distribuées par la nouvelle direction de Jean-Charles Naouri, et impatients de se diriger vers le buffet… Jean-Charles Naouri fut un artisan socialiste de la dérégulation des marchés financiers et est aujourd’hui 14ème fortune française. Un reportage vraiment hallucinant.
L'assemblée des Actionnaires, Là-bas si j'y suis, France Inter, juin 2010.

Ce papier voulait répondre à un objectif de présentation de réelles analyses critiques sur la crise et espère avoir suscité votre intérêt sur ces questions. Le choix des ouvrages présentés est lui-même partisan, mais nous avons tenté de retranscrire la pensée des auteurs de façon objective. Vos réactions à une éventuelle déformation de leurs pensées sont les bienvenues, de même que vos présentations d’analyses différentes ou de lectures éventuelles.

Mais puisque nous ne pouvons pas tout présenter, vous trouverez à cette adresse le blog de Frédéric Lordon et ses articles sur son sujet de prédilection, les dettes publiques et ensuite une de ses propositions d’arbitrage entre travail et capital, le SLAM.
Lordon, F., La dette publique ou la reconquista des possédants, La pompe à phynance, mai 2010
Lordon, F., Le SLAM, En débat, Les blogs du Diplo, février 2007

Enfin pour vous informer davantage sur l’idée pas assez développée par les 3 auteurs de la proximité entre milieux politiques et financiers, le film Inside Job constitue l’aboutissement d’un travail de recherche poussé et reste sûrement le moyen le plus agréable de comprendre les rouages de la crise. Par contre, vous risquez de sortir de ce film, un brin… énervé.
Inside Job, Bande Annonce, Charles Ferguson, décembre 2010

Bon film et à vos commentaires.

PS: Les phrases en italiques correspondent à des informations supplémentaires ne relevant pas des ouvrages présentées.
Les mots en gras sont définis dans le papier précédent de ce blog.

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